Le mythe chez Dante. Le Minotaure
Le Minotaure
La position étrange et presque engoncée de ce Minotaure découle de la conjonction de deux malentendus : dans sa traduction, P.-A. Fiorentino se fourvoie sur le sens du mot italien « lacca » (XII, 11) et situe le monstre « sur la cime dénudée du rocher » plutôt que sur le bord de la cavité écroulée, comme dit le texte ; Doré, quant à lui, imagine le Minotaure dans sa forme classique, avec une tête de taureau et un corps humain, ce qui rend ardu le fait de le dessiner en position allongée, ainsi que le place Dante (12). De sorte que ce monstre, au lieu d’apparaître tel un Minotaure-centaure qui monte la garde, couché devant l'abîme profond qui descend vers le septième cercle, finit par se retrouver en hauteur, mal installé, enfoncé dans la roche, fixant les deux poètes qui le fixent en retour.
Mais même les erreurs, quand elles sont du fait de Doré, s’avèrent fécondes : par rapport au texte de Dante, le moment de la vision du monstre est intensifié par un sentiment de découverte soudaine et d’inquiétude alarmée. Le Minotaure, qui se mord la main de rage, pourrait difficilement bondir çà et là comme un taureau blessé (22-24), en revanche il se fait présence instable et menaçante, planant sur la scène et les poètes : il lui suffirait d’un saut pour s’en prendre aux deux pèlerins. (Diego Pellizzari)
Paul et Gaëtan Brizzi, Minotaure (L’enfer de Dante, Paris, Daniel Maghen, 2023)
Dans leur album illustré consacré à l’Enfer dantesque, les frères Brizzi représentent le Minotaure en s’inspirant des monstres de Doré et de Go Nagai, avec une tête de taureau et un corps humain, nerveux et puissant. Sa pose plastique est ce qui attire le plus le regard, car elle se détache de la colère de la morsure (“quand il nous vit, il se mordit lui-même / comme quelqu’un qui est rongé par la colère.”, Inf. XII, v. 14-15) et de la bestialité instinctive (“Tel le taureau qui rompt ses liens / quand il a déjà reçu le coup mortel, / et ne sait plus marcher, mais sautille ça et là, ainsi je vis sauter le Minotaure”, Inf. XII, v. 22-25) décrites dans les vers dantesques.
Pour un observateur contemporain, ce Minotaure évoque la mélancolie granitique du Penseur (env. 1880) d’Auguste Rodin - qui, ce n’est pas un hasard, est lui aussi “gardien” de la Porte de l’Enfer - ou bien la torsion du Minotaure (1885) de George Frederic Watts, tableau considéré comme l’allégorie du désir inatteignable. La profondeur psychologique, en somme, est intensifiée par des références iconographiques proches de notre manière de sentir. C’est un Minotaure conciliant, replié dans la défaite ; un monstre “en crise” qui s’avère inoffensif et qui suscite l’empathie du lecteur dans l’univers des Brizzi. (Federica Maria Giallombardo)