Les métamorphoses. "La matta bestialitate" ou la folle bestialité
Jean-Baptiste Carpeaux, Ugolin (1857-1861)
Au départ refusé, Carpeaux parvient à imposer ce groupe en plâtre en 1861 pour achever ses études à l’Académie de France à Rome. Pensée à l’origine comme un bas-relief, l’œuvre finale aux cinq figures parvient à rendre avec force la tragédie qui se joue dans l’histoire d’Ugolin et de ses descendants, enfermés et condamnés à mourir de faim. Au dynamisme de la composition avec l’enchevêtrement et la torsion des corps, répond la recherche des différentes expressions qui parcourent les personnages. L’œuvre est une véritable invitation à se déplacer autour d’elle pour reconstituer, non pas seulement l’histoire, mais la complexité et l’évolution des passions humaines. S’inspirant du chant XXXIII de la Divine Comédie de Dante, Carpeaux parvient à retranscrire dans le plâtre puis dans le bronze et le marbre, les états d’âme des protagonistes : du refus à l’acceptation du châtiment des enfants, de la douleur à la torture psychologique du père se refusant à commettre l’innommable, se nourrir de sa progéniture. Rien n’est épargné aux spectateurs, plus que dans les corps dont l’enveloppe reste harmonieuse, c’est l’expressivité déchirante qui dit le basculement dans le monstrueux avec ce choix inhumain. (Cyril Devès)
Auguste Rodin, Ugolin et ses enfants (1882-1906)
Rodin a sans aucun doute en tête la version de Carpeaux lorsqu’il souhaite intégrer Ugolin et ses fils au projet de sa Porte des Enfers (1840-1917). La commande de cette dernière n’aboutissant pas, le groupe ne déroge pas à cette pratique qu’a Rodin d’isoler les personnages pour en faire des œuvres autonomes.
Là où Carpeaux insistait sur cette vie parcourant les enfants, Rodin déplace la scène peu de temps après leur mort. Avec ce père, rampant à quatre pattes au-dessus des corps inanimés, le drame est à son paroxysme, la métamorphose d’Ugolin en monstre (moral) advient sous nos yeux terrifiés. Rodin parvient à montrer le double enfermement dans lequel se trouve Ugolin: l’enfermement physique, la geôle le privant de liberté, et celui de la faim, le privant d’humanité. La torsion et le traitement des corps participent à la tension dramatique, voire morbide de la scène. La bouche entrouverte d’Ugolin est comme le dernier cri de son humanité, le râle du désespéré. Le spectateur est renvoyé à sa propre impuissance, pris, tel Dante écoutant son histoire, entre fascination et horreur. (Cyril Devès)
Les voleurs
C’est avec une relative liberté qu’Antoine Étex illustre, sept ans avant Doré, les chants de l’Enfer consacrés aux voleurs (XXIV-XXV), où la déshumanisation des âmes passe par la destruction ou bien par l’altération de leur aspect, agressées qu’elles sont par des serpents qui entament des métamorphoses monstrueuses. L’illustration ne reproduit pas précisément une partie du texte, elle paraît plutôt combiner différentes évocations : les reptiles en quantité innombrable, la virulence avec laquelle ils enserrent les membres des âmes, la profonde angoisse éprouvée par ces dernières, la présence démoniaque qui abat l’homme, évoquée par Dante via une similitude (XXIV, 112-113) et physiquement matérialisée par Étex.
Il est difficile de déterminer si le damné devant lequel nous nous trouvons, juste avant sa métamorphose, est Vanni Fucci ou Cianfa Donati. Si les trois âmes au fond (non pas nues, mais vêtues d’amples manteaux, comme souvent chez Étex) sont les trois Florentins qui interpellent Dante, Vanni Fucci est le candidat le plus plausible - mais est-ce bien important ? L’angoisse sur son visage parle pour tous ceux qui, dans la septième bolgia, se voient dérober leur précieuse forme humaine. (Diego Pellizzari)
William-Adolphe Bouguereau, Dante et Virgile
Dans cette image, en dépit de son titre, Dante et Virgile, les deux poètes ne sont pas les protagonistes. Nous sommes au 30e chant de l’Enfer où sont punis les faussaires, et un damné, Gianni Schicchi, un Florentin ayant vécu au XIIIe siècle, “plant[e] ses crocs au noeud du cou” (XXX, 28-29) de son concitoyen Capocchio. Dans cette composition, le démon dans les airs, bras croisés, esquissant un sourire toutes dents dehors, savoure le spectacle du déploiement de cruauté qui advient au premier plan, entièrement le fait d’un homme dévoré par la méchanceté. Le geste de la morsure, bien sûr, mais aussi la férocité du regard, et encore les ongles qui s’enfoncent dans la chair au point de la faire saigner, désignent en Schicchi un monstre dont toute humanité s’est exilée. Ses cheveux roux vif rappellent les tons de feu qui peuplent tout l’arrière-plan de l’image et le sous-sol qu’on aperçoit sous les protagonistes. Face à ce déchaînement de violence, Virgile porte sa toge à son visage et Dante pose sur lui sa main gauche, dans un geste discret d’empathie qui est la seule once de sensibilité dans cette composition que le peintre a conçue pour nous faire trembler de peur. (Giulia Puma)