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Les hybrides. Minos et les Erynnies

Minos

«Stavvi Minòs orribilmente, e ringhia» (V, 4) écrit Dante «Là, Minos siège, terrible et grondant» dans la traduction de Pier-Angelo Fiorentino illustrée par Doré - en matérialisant en un seul vers la présence imposante et alarmante du juge infernal. Doré, dirait-on, traduit cette impression en termes de proportions : la comparaison avec la posture des statues de Michel-Ange  de la Sagrestia Nuova de San Lorenzo à Florence permet de reconnaître le port royal de ce Minos trônant, doté d’une carrure qui l’apparente aux géants du chant XXXI.

Elle sied bien à l’importance du « ministère solennel » qui lui est attribué, et écrase les frêles âmes tremblantes dans un coin sous le poids du jugement éternel. Par ailleurs, Doré atténue les aspects bestiaux du personnages, arborant une noblesse toute antique mais, chez Dante, non moins démonisé : le Minos de Doré ne grogne pas, il écoute la confession des âmes avec une apparence antique, anobli par une couronne (qui rappelle le Pluton de Bernin [insérer hyperlien vers l’oeuvre]), son visage plongé dans une mystérieuse obscurité. Outre la pénombre, le seul élément qui trouble la beauté classique de cette sculpture est sa queue de serpent, dantesque certes, mais ô combien élégamment tourbillonnante… (Diego Pellizzari)

Erynnies

Le moment fulgurant de l’apparition du monstrum est l’un des préférés de Doré le visionnaire, comme l’indiquent de nombreuses légendes à ses images - ici : «Voilà, me dit-il, les féroces Érynnies…» (IX, 45). Mais l’illustrateur transforme radicalement la situation angoissante décrite par Dante : les Érynnies n’apparaissent pas au sommet de la tour de garde aux portes de la cité de Dis, au beau milieu du tapage d’une foule de diables, mais elles jaillissent hors d’un décor de ténèbres, dans une terre désolée, dans l’absolue solitude ; elles n’agressent pas les deux poètes, elles s’envolent plutôt au loin sans les voir, enfermées en elles-mêmes, en proie à une fureur désespérée.

Dante et Virgile se tiennent comme des personnages de K. D. Friedrich face au couchant ou au spectacle de la nature, rêveurs contemplatifs, et le geste du poète latin est incongru - les Érynnies sont ici si proches qu’en étendant le bras, encore plus qu’en indiquer la présence, on pourrait les toucher. Ces filles de la Nuit (celle de Michel-Ange en particulier, qui dort à San Lorenzo) apparaissent telles un rêve ténébreux, au beau milieu d’une obscurité que la gravure excelle à rendre, et qui rappelle les brumes du Romantisme. (Diego Pellizzari)

Jean-Luc Leguay, Les harpies (Inf. XIII)

Les harpies gardent la seconde section du septième cercle de l’Enfer, la forêt des suicidés. Elles sont décrites au chant XIII comme des oiseaux monstrueux avec un cou et un visage humains. Elles font leur nid dans les plantes où sont emprisonnées les âmes des suicidés et se nourrissent de leurs feuilles, leur causant d’atroces douleurs. Harpie dérive en effet du grec ἅρπυια (hárpyia), qui signifie “celle qui dérobe”, ou la “prédatrice”, ce qui reflète leur rôle premier dans la mythologie. La harpie représentée par Jean-Luc Leguay, loin d’avoir l’apparence d’une femme, est semblable à un hibou à tête anthropomorphe avec un regard sévère, représentée comme un gardien et non pas comme une prédatrice famélique.

Sa représentation semble s’arrimer à une longue tradition mystérique : la symbologie du hibou, porteur de sagesse comme de présages inquiétants, a des racines anciennes et multiples. Cette dualité affleure dans l’image de Leguay qui explore les paradoxes entre lumière et obscurité, connaissance et ignorance. Dans ce cas précis, l’auteur ayant approfondi le filon spirituel et psychologique de l’exégèse dantesque, il en propose une interprétation ésotérico-mystérique dans son volume Dante, clefs pour un voyage intérieur (2013), de même que dans la Divine comédie enluminée (2003/2013). Le hibou garderait le passage du monde des vivants à celui des morts: un véritable ange de la mort, d’autant plus que la composition imite un portail d’entrée. L’image est partant à resituer dans un contexte initiatique : triompher des harpies symbolise le travail de transmutation intérieure, c’est-à-dire la transformation des aspects obscurs de la psyché en vertu et sagesse. 

Jean-Luc Leguay, Géryon (Inf. XVII)

Dante décrit Géryon comme un monstre au visage d’homme juste, au buste de serpent, avec deux pattes griffues, la poitrine couverte de noeuds et de roues semblables à ceux des tapis persans, une queue fourchue qui se termine par un dard empoisonné comme celui d’un scorpion. Les caractéristiques principales du Géryon dantesque sont respectées, avec l’ajout des ailes, un détail présent dans de nombreuses illustrations de ce passage, anciennes comme modernes. (Attilio Cicchella)

Salle 1
Les hybrides. Minos et les Erynnies